L’expertise dans les enquêtes judiciaires : apports de l’entomologie et de l’archéologie
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Article rédigé le 08/06/2023 par :
PATRICE GEORGES, criminalistique et archéologie forensique. Expert près de la Cour d’Appel de Toulouse, spécialiste des embaumements médiévaux. centre de recherches archéologiques de Montauban. Membre de l’inrap et du laboratoire TRACES. Conseiller scientifique de l’exposition Momies, corps préservés, corps éternels du Muséum de Toulouse.
DAMIEN CHARABIDZE, docteur en biologie, spécialiste des insectes nécrophages et de la preuve scientifique. Expert près la Cour d’Appel de Douai, Maître de Conférences à l’Université de Lille.
Nous avons tous en tête des affaires judiciaires médiatiques, qui intriguent d’autant plus lorsque la victime n’a pas encore été retrouvée. Même si l’absence de corps n’est pas rédhibitoire à la condamnation du mis en cause, retrouver le cadavre et l’expertiser est l’un des objectifs principaux de l’enquête. Le corps, quel que soit son état de décomposition, est en effet à même d’apporter des éléments essentiels à la reconstitution des faits. Dans cette optique, l’entomologie et l’archéologie sont des disciplines particulièrement utiles et complémentaires, même si elles sont encore largement sous-employées.
Selon les statistiques officielles du Ministère de l’Intérieur, des milliers de personnes disparaissent chaque année en France ; il resterait environ 10 000 disparitions non élucidées classées comme inquiétantes1. Dans beaucoup de cas, il existe une forte présomption de crime. La disparition inquiétante est en outre le nœud gordien des enquêtes criminelles. En l’absence de corps, un certain nombre de victimes n’apparaissent pas comme telles, et certains meurtriers courent encore. L’absence de corps minimise de fait les chances de pouvoir dater le décès, de déterminer les causes de la mort et in fine de confondre le meurtrier. Pour ce dernier, l’enfouissement apparaît comme l’une des meilleures échappatoires à la découverte du corps et à son expertise2.
L’entomologie : une aide précieuse
Les experts judiciaires œuvrant dans le domaine de la taphonomie médico-légale (l’étude de la décomposition des corps) sont en effet susceptibles de révéler de nombreuses informations à partir de l’analyse minutieuse du cadavre. Dans les premières heures après la mort, le corps n’a pas encore refroidi et présente toujours l’aspect du vivant. La rigidité, les lividités et la décroissance de la température interne apparaissent ensuite, puis disparaissent au bout d’un à deux jours. Ce sont ces trois indicateurs que les médecins légistes utilisent pour la datation des délais post-mortem courts3. Puis, passés deux jours, on observe les premiers signes évidents de putréfaction : gonflement, tâches verdâtres et activité des insectes. Ces insectes vont dès lors constituer la meilleure chance de dater le décès, et éventuellement d’en clarifier les circonstances. Historiquement, l’étude s’intéressait à la succession chronologique des espèces sur le corps À la fin du 19e siècle, J.P. Mégnin, un vétérinaire français, proposa une chronologie dite « des escouades de travailleurs de la mort »4. Cette classification proposait une succession de huit espèces d’insectes présentes selon les phases de décomposition. L’idée de Mégnin était que chaque espèce était attirée par un stade de décomposition précis, et apparaissait donc selon une séquence chronologique donnée. Les mouches pionnières telles que Lucilia sericata (mouche verte) ou Calliphora vomitoria (mouche bleue) (Diptera Calliphoridae) faisaient ainsi partie de la première escouade, associée aux corps « frais ». A l’inverse, les coléoptères Dermestidae tels que Dermestes lardarius (littéralement le mangeur de peaux du lard) étaient classés dans les escouades beaucoup plus tardives du fait de leur appétence pour les cadavres desséchés.
Calcul de l’âge des larve
Ce principe de succession chronologique des espèces, largement utilisé pour les datations judiciaires au cours du 20e siècle, a depuis été abandonnée du fait de son manque de fiabilité5. Les méthodes actuelles s’appuient plutôt sur le calcul de l’âge des larves, qui constitue un indicateur bien plus fiable6. Dans certains cas, l’entomologie médico-légale peut également permettre de préciser les circonstances du décès ou les évènements qui l’ont suivi7. Il est par exemple possible d’utiliser les larves (asticots) pour la détection et même le dosage de drogues ou de poisons ingérés par la victime8. Le même type d’analyse peut révéler des résidus de tirs ou des traces du comburant utilisé pour incinérer un cadavre. L’entomologie médico-légale est donc particulièrement utile dans de très nombreuses affaires criminelles, sa valeur judiciaire est bien admise et elle est actuellement employée dans tous les pays d’Europe. En France, seul l’Institut de Recherches Criminelles de la Gendarmerie Nationale (IRCGN, Pontoise) maintient une activité régulière d’expertise, avec 100 à 200 analyses entomologiques réalisées chaque année sur réquisitions judiciaires.
Sous terre, peu de chances de retrouver des traces de présences d’insectes
Les insectes nécrophages sont donc de précieux indicateurs lors des enquêtes judiciaires. Omniprésents, ils détectent les corps à plusieurs kilomètres de distance et les colonisent rapidement. Ils se développent, se dispersent et se multiplient, créant autant d’indices que les experts peuvent exploiter. De plus, leur exosquelette (mues et « carapace ») sont particulièrement résistants et peuvent être retrouvés sur le site d’un crime après des années. La simple présence de mouches en quantité ou d’asticots rampant dans un couloir peut également trahir la présence d’un cadavre et incriminer un meurtrier… D’où l’intérêt de se débarrasser rapidement du corps et de le soustraire à la vue et aux insectes, souvent en l’enterrant. Car bien qu’il existe certaines espèces faisant exception, on peut retenir que très peu d’insectes sont réellement capables de localiser et de se développer sur un cadavre sous terre9,10. L’enterrement va donc limiter les possibilités d’expertises entomologiques, mais créer d’autres traces…
Crédit : D. CHARABIDZE
L’expertise archéologique au service de la recherche du corps enterré
En France, la Gendarmerie nationale – la force du Ministère de l’Intérieur qui est la plus confrontée aux recherches de corps inhumés illégalement en raison de son déploiement géographique – s’est organisée pour faire face à ces cas souvent considérés comme complexes. Ainsi, au sein de l’IRCGN11, on emploie des méthodes archéologiques permettant de retrouver les corps enfouis. D’autres acteurs, au premier rang desquels on doit compter les experts judiciaires inscrits de l’Institut national de recherches archéologiques préventives (Inrap), complètent ce dispositif. Leurs méthodes, leur-savoir-faire et leurs outils sont indispensables pour que les recherches soient efficientes. Pourtant, en France, leur intervention dans des enquêtes criminelles n’est devenue un sujet d’intérêt pour la justice que depuis quelques années.
L’archéologie forensique est habituellement définie comme l’application des théories, principes, méthodes et techniques archéologiques dans un contexte légal12 . Selon une vision quelque peu restrictive de la discipline, mais intéressant tout de même un pan important des affaires judiciaires, l’archéologie forensique a été décrite par Morse et ses collègues13 comme « l’application des techniques archéologiques de récupération sur les scènes de crime recelant un corps ou des restes squelettiques enfouis (death scenes investigations). En France, elle est en tout premier lieu utilisée dans le cadre de la recherche de corps.
Retrouver une victime est important pour l’enquête et fondamental pour les familles. Cela dépend autant de l’application de méthodes archéologiques adaptées au milieu et aux objectifs qu’aux orientations de l’enquête. Le choix de la zone de recherche dépend du travail de l’enquêteur. Les techniques archéologiques découlent des effets produits par le creusement d’une fosse dans le sol et de la putréfaction du corps. En effet, le fait de creuser une fosse, de surcroît pour y déposer un cadavre, crée inévitablement un certain nombre de perturbations, tant en surface qu’au niveau du substrat géologique, en son sein et ses abords immédiats. La nature du sol, le couvert floristique et le niveau initial des terres s’en trouvent modifiés. Pour chacun de ces aspects, l’archéologue mettra en place les moyens adaptés pour pouvoir le révéler.
Qu’il s’agisse des instruments géophysiques ou de l’emploi des chiens de recherches en restes humains, aucune de ces méthodes ne permet à coup sûr (dans tous les milieux, quel que soit le délai ou le conditionnement du cadavre) de mettre en évidence les corps enfouis. Certains contextes sédimentaires, tels que les milieux argileux, peuvent créer un biais. De telle sorte qu’en l’absence de découverte, il est difficile d’assurer que le corps n’est pas présent. Cette absence de résultat n’est-il pas lié aux limites des méthodes employées ? C’est la raison pour laquelle il est nécessaire d’employer un engin mécanique14 qui, sous l’œil avisé d’un archéo-anthropologue, effectuera des passes fines, de quelques centimètres d’épaisseur. Il s’agit de ne procéder qu’à l’enlèvement de la couche dite végétale, celle qui supporte la couverture floristique. Cette couche de terre, comportant l’essentiel des traces fauniques et floristiques, est en effet impropre à la lecture des traces de nature anthropique, même si tout creusement récent part de la surface. Ce décapage ne nuit donc pas à l’essentiel de la fosse dans laquelle le corps repose. C’est la raison pour laquelle dans la plupart des cas, l’emploi d’un engin mécanique fait la différence, à condition que la zone de recherche soit précisément localisée et de respecter quelques principes. Car ce n’est pas tant le corps que l’on recherche que la fosse, véritable scène de crime qui a pu enregistrer des éléments essentiels de l’enquête (nature du creusement, outils utilisés, indices sur le transport du corps, etc.).
Enfin, à la croisée de l’archéologie, de l’anthropologie et de l’entomologie, l’archéo-entomologie funéraire étudie les restes d’insectes présents dans les sépultures anciennes. Ces traces livrent de précieuses informations sur les rituels funéraires et les croyances de nos ancêtres15. De la tractopelle à la mouche, tout est donc une question de savoir-faire des experts !
Références
- 1. Il n’y a pas de critères précis pour définir une disparition inquiétante : départ sans affaires personnelles, courrier suicidaire, radicalisation religieuse… Une enquête pour disparition inquiétante peut aussi être ouverte si la personne disparue est vulnérable du fait de son âge ou d’une maladie. Dans tous les cas, une fois retrouvée, une personne majeure est libre de ne plus contacter ses proches.
- 2. Dans de nombreuses affaires, la disparition du corps passe préalablement par une découpe et l’éparpillement des restes, au même endroit ou non, souvent en milieu naturel, notamment dans l’eau ou en forêt. Les agents naturels, en particulier la faune et l’entomofaune, sont particulièrement efficaces pour accélérer la disparition des parties molles (il restera toujours le squelette, mais disloqué) (Charabidze 2010).
- 3. Beauthier J-P. 2022. Traité de médecine légale et criminalistique. 3e édition ed. De Boeck Supérieur.
- 4. Mégnin J-P. 1894. La faune des cadavres : application de l’entomologie à la médecine légale.
- 5. Lefebvre F, Gaudry E. 2009. Forensic entomology: a new hypothesis for the chronological succession pattern of necrophagous insect on human corpses. Annales de la Société entomologique de France (N.S.) 45: 377–392.
- 6. Charabidze D, Gosselin M, Collectif, Beauthier J-P. 2014. Insectes, Cadavres Scènes de Crime Principes et Applications de l’Entomologie Medioc-Legale. De Boeck.
- 7. Charabidze D. 2021. Ils peuplent les morts: approche entomologique médico-légale. Fage éditions.
- 8. Gosselin M, Wille SMR, Fernandez M del MR, Di Fazio V, Samyn N, De Boeck G, Bourel B. 2011. Entomotoxicology, experimental set-up and interpretation for forensic toxicologists. Forensic science international 208: 1–9.
- 9. Bourel B, Tournel G, Hédouin V, Gosset D. 2004. Entomofauna of buried bodies in northern France. International Journal of Legal Medicine 118: 215–220.
- 10. Fabre JH. 1924. Souvenirs entomologiques, Série X, Chap. 21. L mouche bleue de la viande : la ponte.
- 11. L’IRCGN possède en son sein le seul laboratoire complètement dédiée à l’anthropologie médico-légale, unité sans équivalent en France ni même en Europe du fait de la nature de ses missions et du volume de son activité. Ducrettet F et al. 2013, Organisation, méthodes et recherches en archéologie criminalistique à l’Institut de recherche criminelle de la gendarmerie nationale. À propos de 20 ans d’expérience, La revue de médecine légale 4 : 27-37. Georges P et. al. 2013, Les gendarmes et l’archéologie : expertises et recherches de l’IRCGN, Archéothéma, 27 (« Police scientifique et archéologie ») : 6-17. .
- 12. Groën M, Màrquez-Grant N,Janaway R. 2015 , Forensic Archaeology: current trends and future perspectives, New York.
- 13. Morse D, Duncan J, Stoutamire I (ed.). 1983, Handbook of forensic archaeology and anthropology, Tallahasse.
- 14. Ceterme du langage courant regroupe différents types de machines, qui n’ont pas les mêmes spécificités et qui, par conséquent, n’ont pas le même rendement ni la même efficacité selon le type de scène de crime et les surfaces à traiter. Pour une rapide revue de détail permettant d’orienter le choix de l’engin, en rappelant la gamme des engins couramment utilisés sur les chantiers et d’en décrire la fonction au sein d’un atelier de terrassement, voir : Georges P. 2012, Problématiques et règles d’emploi criminalistiques des engins de chantier pour la recherche de cadavres enfouis. L’expérience de l’Institut de recherche criminelle de la Gendarmerie nationale (France), Revue Internationale de Criminologie et de Police Technique et Scientifique 3/1 : 363-374.
- 15. Huchet, J.B. L’archeoentomologie funéraire, in Charabidze D, Gosselin M, Collectif, Beauthier J-P. 2014. Insectes, Cadavres Scènes de Crime Principes et Applications de l’Entomologie Medico-Legale. De Boeck.
Photo d’en-tête : Crâne et restes d’insectes. Crédit : D. CHARABIDZE